Maniitsoq - Aujasoq

16 juillet au 17 aout 1999

 

Mercredi 28 - 21h. 943mb.

 Ascension du point côté 1780.

 


En ligne de mire, le point côté 1780


Au fond, la mer...


Jeudi 29 - 10h 45.

Camp 3 sous le soleil. Je suis confortablement installé sur un petit replat aménagé entre quelques blocs de la moraine.

Depuis trois jours, c’est le silence... seul le vent dans les oreilles, un léger glouglou venant de l’eau de fonte ruisselant entre les blocs de la moraine et rien d’autre... depuis trois jours... l’impression d’être sur un voilier au milieu de l’océan et pourtant rien ne bouge, tout est immuable sauf quelques coulées de neige précédées d’une sorte de ronflement ou, plus rare, le claquement sec d’un rocher ayant pris son envol, le seul auquel il ait droit avant de se faire engloutir par le blanc linceul qui s’écoule lentement vers les fjords de l’horizon. Le silence primordial (dixit Thomas Mann dans la Montagne Magique que je lis en ce moment, et pourtant il n’était qu’à Davos... alors pourquoi n’aurai-je pas le droit moi aussi d’un peu de grandiloquence...), le souffle de la terre... Des pics et des glaciers qui existent sans nous, qui vivent sans nous, qui sont loin de nos sentiments et de nos douleurs arthritiques. « Menace muette et élémentaire... indifférence meurtrière... » dit encore Thomas Mann. Je ne crois pas qu’on puisse lui prêter d’intentions humaines, la montagne existe et ne nous voit pas. Quelle importance lorsqu’elle s’ébroue qu’on s’en prenne quelques pans sur la poire ou qu’une coulée blanche nous absorbe. Aussitôt après, lorsque la rumeur s’est tue, que la poussière est retombée, tout est comme avant et tout suit son cours. Qui s’inquiète et s’interroge des pauvres écrasés ?... sûrement pas elle.

Et depuis trois jours, on a l’impression qu’elle s’offre à nous, qu’elle fait la belle... mais là encore c’est mon point de vue. Elle est ainsi depuis des millénaires et ce visuel ainsi composé, il n’y a qu’un homme pour le filtrer à travers son mental du XX e siècle et le trouver admirable.

Alors qu’a-t-on fait hier ?

Neuf heures de course vers le 1780 au nord/ouest du camp.

 

 

On ne dira rien de la montée qui nous a vus ruisselants sur la dernière pente qu’on a cramponnée... mais en haut ! Vue générale sur tout le secteur : le fjord de l’Eternité qui ne peut être décrit que par son propre nom avec le Mont Atter. Vers le sud, un enchevêtrement de vallées noires, de barrières rocheuses, de sommets et de pics, vers l’est, une plaine blanche, moutonneuse où le 1450 de la veille semble bien petit et, au loin, une ligne d’horizon marbrée de blanc d’où émergent deux lointains massifs. Et tout au loin, la mer bleue et un chapelet d’îlots où doit se trouver Manitsoq.

 

 

Trois petits cairns se trouvaient déjà là... on s’est contenté d’y glisser notre traditionnel tube à message.

Puis descente cristalline face à un horizon à vous foutre l’ivresse, l’impression de voler...

 

 

Retour au camp, thé suivi aussi sec de la soupe, polenta, café et pain d’épices. Et puis 21h, tout le monde sous la tente, bonbon à la menthe, quelques pages et hop on ferme les yeux... voilà la vie groenlandaise !

 

 

18h 45.

Le temps s’est écoulé sans nous, immobiles, on a vu tourner le soleil. On a profité de cette quiétude pour se faire une petite toilette acrobatique à poil sous un pissou dévalant d’un névé. Quelques acrobaties pieds nus et on parvient à se mettre la tête sous l’eau et à savonner quelques chaussettes...

 


Camp 3

Départ prévu ce soir vers 21 heures avec la crête d’AUJASOQ en ligne de mire.

 

Vendredi 30. 21h 20.

 

Un bon soleil chauffe encore le camp 4, celui du Col AUJASOQ : les portes du soleil. On les a vues la nuit dernière lorsque tout le plateau était déjà dans la pénombre, un rai de soleil passait par le col et dessinait une longue traînée orange sur la neige.

Quoiqu’il arrive, que la nuit dernière reste gravée à jamais dans ma mémoire !

 


21h15, départ pour un sommet sous la nuit claire du Groenland

 

Départ du camp à 21h 15. La tente est déjà à l’ombre mais AUJASOQ est encore éclatant bien que des ombres gagnent de plus en plus. Vent glacial... lente montée à flanc, quelques détours pour éviter des crevasses bien visibles. L’horizon se teinte des couleurs du coucher de soleil, la mer au loin, orange-bleutée, est parsemée d’îlots. Un gros massif neigeux plein sud prend des couleurs rose chaudes, l’air est limpide et le vent frais souffle du grand continent, de la calotte. On sent que c’est un vent du large, il a de la force derrière lui et souffle droit sans détour (c’est la même sensation que le vent au bord de mer, ample et puissant).

 

 

La montée se poursuit, l’oeil toujours rivé à l’horizon pour cette symphonie de couleur. On vient de franchir la rimaye et soudain, vers l’est, là où le ciel paraît gris-souris, une grosse lune rose, basse, surnaturelle, énorme et paisible... elle va nous suivre toute la nuit et sa première apparition vient de marquer le début de quelques heures magiques, un spectacle rare, une ivresse nocturne faite de plénitude, de ravissement et de bonheur.

Le premier sommet est atteint, reste à parcourir la longue arête sommitale jusqu’au point culminant. A l’est, la lune toujours rose, tirant vers le jaune-orangé maintenant, immense et pleine nous observe et rit tout en se cachant par moment derrière des nuages laniérés gris-clairs qui se détachent sur un ciel plus sombre, le côté nuit de la terre. L’arête est magique, verticale et vertigineuse d’un côté, lumineuse et pleine de courbes et de douceur de l’autre. Par moment, la marche se fait sur de grandes dalles roses qui semblent générer leur propre lumière. Vers l’ouest, c’est une féerie de rouges et d’orange, vers le sud, la mer s’est assombrie et joue dans un dégradé de gris-bleu. Il est minuit et demi sur terre, on est au sommet avec un morceau de viande séchée et de mimolette... le vent est tombé, il fait bon, on baigne de sérénité dans une clarté irréelle.

 


La lune se lève sur l'horizon

 

La lune maintenant est gigantesque, blanche étincelante. L’ouest toujours incandescent. De noirs nuages encapuchonnent les quelques sommets (2 ou 3) qui dépassent les 2000 mètres. Une heure, deux heures du matin, on baigne toujours et encore dans une euphorie calme et sereine. Deux étoiles sont visibles. La descente face au vide est enivrante, on laisse couler nos pieds dans les champs de neige sans pièges et les yeux ne servent qu’à nous imprégner de toutes les couleurs. L’ouest déjà faiblit alors que l’est commence à rosir à son tour. La lune est montée dans le ciel et elle domine maintenant AUJASOQ. Elle est toujours aussi éclatante, disque parfait, harmonie des formes. Trois heures du matin, encore dehors, on fait du thé, on ne cause pas, on regarde...